Même le silence n'est plus à toi

ERDOGAN Asli
Même le silence n'est plus à toi
Actes Sud : Communiqué – Aslı Erdoğan
Publié le 22 novembre 2016
Dans la nuit du 16 au 17 août 2016, l’écrivaine et journaliste Aslı Erdoğan a été arrêtée à son domicile et incarcérée. À ce jour, elle est toujours emprisonnée à Istanbul et risque la prison à vie.

« Je continuerai à rapporter tout ce qu’il se passe dans les « Marches pour la Liberté », et cela devant comme derrière les barreaux — y a-t-il encore une différence entre les deux ? »


Le 4 janvier 2017 paraîtra Même le silence n’est plus à toi, recueil de chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.
Ce recueil rassemble vingt-sept textes d’Aslı Erdoğan parus au cours des dix dernières années dans le journal Özgür Gündem, quotidien soutenant les revendications kurdes et dont la 8ème cour criminelle d’Istanbul a ordonné le 16 août, la fermeture et l’arrestation des collaborateurs.

Ces chroniques politiques, réflexions sur l’écriture et l’exil, essais sur les actions gouvernementales, les pesanteurs archaïques et les clichés à l’œuvre dans la vie quotidienne en Turquie, éclaireront le profil d’essayiste engagée d’Aslı Erdoğan et permettront de comprendre pourquoi l’auteur, victime de la chasse aux sorcières déclenchée en juillet 2016, est actuellement en prison.

Son écriture toujours soignée et traversée de fulgurances poétiques trouve ici un autre terrain d’expression que le roman, non moins convaincant.

Relations presse : Emanuèle Gaulier

– e.gaulier@actes-sud.fr – 01 55 42 63 24

« L’écriture est soit un verdict, soit un cri… L’écriture, comme cri, naissant avec le cri… Une écriture à même de susciter un grand cri qui recouvrirait toute l’immensité de l’univers… Qui aurait assez de souffle pour hurler à l’infini, pour ressusciter tous les morts… »

Aslı Erdoğan (dont le patronyme, courant en Turquie, n’a pas de lien avec le président du pays) est née en 1967 et vit à Istanbul. Physicienne de formation, elle a travaillé au Centre européen de recherches nucléaires de Genève. Elle a vécu et travaillé deux ans à Rio de Janeiro.

Romancière et nouvelliste, lauréate de nombreux prix et traduite dans plusieurs langues, Aslı Erdoğan incarne le rayonnement de la nouvelle littérature turque, celle de la génération d’après Orhan Pamuk.

À ce jour, cette intellectuelle engagée est toujours en détention dans la prison stambouliote pour femmes, Barkirköy, et le parquet a réclamé sa détention à vie pour des chefs d’accusation accablants : « propagande en faveur d’une organisation terroriste », « appartenance à une organisation terroriste », « incitation au désordre ».

La date de son procès n’est pas encore connue.

L’arrestation d’Aslı Erdoğan a provoqué une vague d’indignation en Turquie et dans le monde, relayée par de nombreux artistes, intellectuels et écrivains.

Une pétition a été lancée après son arrestation sur le site change.org et a récolté, depuis, plus de 39 000 signatures.

Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication, dans le cadre d’un entretien accordé à Livres Hebdo le 10 novembre, a qualifié « d’intolérable » son maintien en détention.

« CETTE LETTRE EST UN APPEL D’URGENCE ! »
Depuis la prison de Bakırköy où elle est détenue, Aslı Erdoğan a fait passer le 1er novembre 2016 un appel d’urgence que voici :

Chers amis, collègues, journalistes, et membres de la presse,

Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde-à-vue. Quatre personnes dont Can Dündar (ex) rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc.

Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit. En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la « vérité » et la « réalité », et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde-à-vue (jusqu’à 30 jours)…

Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Özgür Gündem, « journal kurde ». Malgré le fait que les conseillères, n’ont aucune responsabilité sur le journal, selon l’article n°11 de la Loi de la presse qui le notifie clairement, je n’ai pas été emmenée encore devant un tribunal qui écoutera mon histoire.

Dans ce procès kafkaïen, Necmiye Alpay, scientifique linguiste de 70 ans, est également arrêtée avec moi, et jugée pour terrorisme.

Cette lettre est un appel d’urgence !

La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie, secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, aussi l’Europe entière. L’Europe est actuellement focalisée sur la « crise de réfugiés » et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, – auteurs, journalistes, Kurdes, Alévis, et bien sûr les femmes- payons le prix lourd de la « crise de démocratie ». L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que « l’Europe est l’Europe » : La démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…

Nous avons besoin de votre soutien et de solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour nous, jusqu’à maintenant.

Cordialement,

Aslı Erdoğan

1.11.2016, Bakırköy Cezaevi, C-9

Traduit du turc par Kedistan

Soirée de soutien

Le 12 décembre 2016 à 20h, La Maison de la Poésie accueillera une soirée de soutien et de solidarité à Aslı Erdoğan en présence notamment de Mine Aydoslu, la mère d’Asli Erdoğan, Françoise Nyssen, présidente d’Actes Sud, Timour Muhidine, son éditeur, Pierre Astier, son agent littéraire. Cette soirée sera animée par le journaliste Christian Tortel et la comédienne Sophie Bourel lira des textes du recueil à paraître Même le silence n’est plus à toi.

À lire en avant-première, deux extraits du recueil :

Le Silence même n’est plus à toi

(parution janvier 2017)

Nous sommes coupables

Que faut-il écrire ? Que peut bien faire l’écriture (la tienne), que peut-elle bien mettre en « mots », et au nom de quel monde peut-elle transformer celui-ci ? Jusqu’où peut-elle se baser sur la réalité ? Trois heures du matin, la pluie tombe par intermittences, bientôt à verse. Comme si c’était le bruit des secondes qu’on entendait battre sur le pavé. Je suis à ma place habituelle, dans ma nuit où j’entre comme on se faufile dans une tente. Problèmes « éternels », s’obscurcissant à mesure que l’ombre s’étend, pris dans l’étroit défilé qui coupe toute issue… « L’écriture est soit un verdict, soit un cri. »

Mot tant de fois prononcé, il lui arrive parfois de s’accrocher à l’homme telle une anaphore, de l’éparpiller entre ciel et terre. Puis il le jette subitement dehors, et l’abandonne sur les rives du silence. L’écriture, comme cri, naissant avec le cri… Une écriture à même de susciter un grand cri qui recouvrirait toute l’immensité de l’univers… Qui aurait assez de souffle pour hurler à l’infini, pour ressusciter tous les morts… Quel mot peut reprendre et apaiser le cri de ces enfants arméniens jetés à la fosse ? Quels mots pour être le ferment d’un monde nouveau, d’un autre monde où tout retrouverait son sens véritable, sur les cendres de celui-ci ?

Les limites de l’écriture, limites qui ne peuvent être franchies sans incendie, sans désintégration, sans retour à la cendre, aux os et au silence… Si loin qu’elle puisse s’aventurer dans le Pays des Morts, l’écriture n’en ramènera jamais un seul. Si longtemps puisse-t-elle hanter les corridors, jamais elle n’ouvrira les verrous des cellules de torture. Si elle se risque à pénétrer dans les camps de concentration où les condamnés furent pendus aux portes décorées et rehaussées de maximes, elle pressent qu’elle n’en ressortira plus. Et si elle en revient pour pouvoir le raconter, ce sera au prix de l’abandon d’elle-même, en arrière, là-bas, derrière les barbelés infranchissables… Face à la mort, elle porte tous les masques qu’elle peut trouver. Lorsqu’elle essaie de résonner depuis le gouffre qui sépare les bourreaux des victimes, ce n’est que sa propre voix qu’elle entend, des mots qui s’étouffent avant même d’atteindre l’autre bord, avant les rives de la réalité et de l’avenir… La plupart de temps, elle choisit de rester à une distance relativement sûre, se contentant peut-être, pour la surmonter, de la responsabilité du « témoignage »…

Aussi excessivement facile, tardif et vain que cela soit, il faut le dire explicitement : nous sommes coupables. Nous avons commis, dans ce pays, un crime atroce ; ceux qui en ont été les victimes ont trouvé ces mots pour le nommer, « Grande Catastrophe », nous avons éradiqué un peuple. Après avoir appelé les hommes à combattre dans nos armées, nous avons massacré à la pelle leurs femmes et leurs enfants, en les faisant marcher le ventre vide sur des routes interminables. Mais le crime des hommes est dans leurs actes autant que dans leur façon de les assumer. En niant nos agissements, nous avons commis un crime plus grand encore, en refusant de regarder cette femme qui nous appelait à l’aide, cette pauvre femme prise dans l’un des cortèges qu’on envoyait à la mort, cette femme qui depuis 99 ans nous fait désespérément signe… Voilà le pire crime, car c’est voler à un être humain jusqu’à ses traumatismes. Accuser la victime de mensonge, c’est rejeter le crime sur ceux qui en sont les martyrs… Voilà sans doute pourquoi nos terres sont couvertes de fosses, que nous creusons et refermons sans cesse. Jonchées d’os, de cendres, de silence… Nous ne sommes pas capables ni de regarder dans les yeux cette femme battue à mort puis jetée sur le bord de l’autoroute, ni les restes du squelette du partisan… Nous vieillissons pour oublier, oublions en assassinant, et oublions sans cesse que ces cadavres, nous les portons en nous.

Faire face est tout autre chose qu’accepter. C’est être capable d’affronter le regard des victimes, savoir leur laisser la parole. Il est peut-être trop tard, bien trop tard pour les morts, mais laissons ceux qui en ont réchappé nous la raconter, cette Grande Catastrophe. Nous, qui sommes désormais un autre « nous ».

Un dernier mot avant le 1er mai : la place Taksim est à nous, ceux qui y sont morts à tout le monde… Chaque fois que nous marcherons vers cette place méconnaissable, malgré les matraques, les canons à eau, les lacrymos, chaque fois que nous en prendrons le chemin, elle sera « à nous ».
ERDOGAN Asli@ wikipedia