Il y a juste deux siècles, le tiers de la superficie du Brabant wallon changeait de propriétaire suite à des opérations immobilières inouïes

MEUWISSEN Eric
Il y a juste deux siècles, le tiers de la superficie du Brabant wallon changeait de propriétaire suite à des opérations immobilières inouïes
Le Soir, Samedi 17 janvier 1998, Page 37
Les bourgeois de Bruxelles ont roulé les paysans du cru
Une « opération satanique d'anticléricaux» aux origines de l'implantation de la bourgeoisie bruxelloise dans le Brabant wallon ? Pas si simple.
Les touristes qui visitent l'abbaye de Villers se demandent souvent pourquoi ce site jadis si opulent est devenu une telle ruine ? Et pourquoi les bois qui ceinturent Villers appartiennent à la famille Boël qui règne encore, au départ de la ferme du Chenois (notre photo), sur un domaine de plus de 2.000 ha ?
La réponse se trouve tout simplement dans la vente des biens nationaux. A savoir la vente dans la foulée de la Révolution française de biens d'origine ecclésiastique (2.885 ha pour l'abbaye de Villers par exemple). Une vente sur laquelle l'historien François Antoine (30 ans) s'est penché à travers sa thèse de doctorat (ULB) (1). Elle nous permet de mieux comprendre pourquoi par la suite le Brabant wallon fut plus que n'importe qu'elle autre région, placé dans une grande dépendance à l'égard de Bruxelles et comment il généra des flux financiers des campagnes vers la ville, de l'agriculture vers l'industrie. Bref, une étude très fouillée (dont nous n'abordons ici qu'un des nombreux aspects) et qui nous donne une des explications de la présence de grandes propriétés foncières en Brabant wallon. Des grandes propriétés qui ne furent pas étrangères à l'installation de l'UCL à Ottignies, ou encore à la concentration anormalement élevée de golfs dans la nouvelle province.
«UNE ORGIE FINANCIÈRE»
On y apprend ainsi qu'entre 1796 et 1801 plus de 30.000 hectares ont changé de mains en Brabant wallon ! Cela équivaut au tiers de la superficie de la région (Genappe détient le pompon avec plus de 3.400 ha vendus, suivi de Braine-l'Alleud 2.772 ha, Jodoigne 2.431 ha, Grez 2.379 ha...). Une incroyable mutation foncière qui a eu pour conséquence de transférer la grande propriété des mains des abbayes à celles de la bourgeoisie bruxelloise. Certains historiens évoquèrent «une opération satanique d'anticléricaux» venus de France dilapider les plus beaux joyaux de nos régions. D'autres parlèrent de «véritables orgies financières». A chaque fois, l'historien fait la part des choses même s'il ne cache pas que ces ventes donnèrent lieu à des spéculations scandaleuses, effrénées et extrêmement lucratives qui permirent aux plus «audacieux» de se constituer en quelques années des fortunes colossales. Que l'on pense au fameux Mosselman, ancêtre de la reine Paola, à Maximilien Plovits, né sans fortune, et bientôt propriétaire d'une partie du couvent des Carmes à Wavre et de la ferme de Mellemont à Thorembais...
Cette vente des biens nationaux eut pour conséquence de maintenir le «régime des grandes fermes» puisque la plupart des grands ensembles agricoles ont été aliénés en bloc. Le résultat en fut le maintien en Brabant wallon des structures rurales d'Ancien Régime et l'émergence d'une agriculture de type capitaliste. Nous sommes là aux antipodes des aspirations jacobines de redistribution de la propriété foncière à l'avantage de la paysannerie. Paradoxe d'une révolution !
DU CASH POUR MONTER DES AFFAIRES
La grande bourgeoisie bruxelloise put grâce à ce tranfert de propriété préparer sa mainmise politique et économique sur tout le XIXe siècle. La classe des négociants manufacturiers est ainsi parvenue à utiliser les biens ecclésiastiques sis en Brabant wallon notamment comme un puissant levier pour favoriser leur passage du négoce à l'industrie. En d'autres mots, les biens nationaux permirent aux bourgeois d'avoir du cash pour monter des affaires.
Prenons le cas de Daniel-Patrice Hennesy qui réinvestit ses profits en acquérant par exemple les papeteries de La Hulpe ou de Pierre-François Tiberghien qui convertit en vastes ensembles industriels textiles l'abbaye d'Heylissem. Dès lors, on ne s'étonnera pas de voir que ce sont ces grands acheteurs de biens nationaux (ou leurs fils) qui «mirent la main» sur la Société Générale et qui contrôlèrent l'économie du pays durant une bonne partie du XIXe siècle. Le meilleur exemple étant celui du châtelain d'Argenteuil, Ferdinand de Meuûs, gouverneur de la Société Générale, et dont le père fut un des « fossoyeurs du monachisme» pour reprendre une expression imagée et polémique de l'époque.
ERIC MEUWISSEN
(1) François Antoine : «La vente des biens nationaux dans le département de la Dyle». Archives Générales du Royaume. 1997. 545 pages. 850 F. Renseignements : 02-513.76.80.
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