Histoire des candidatures à l'élection présidentielle, Dans Pouvoirs 2011/3 (n° 138), pages 5 à 17

BASTIEN François
Histoire des candidatures à l'élection présidentielle, Dans Pouvoirs 2011/3 (n° 138), pages 5 à 17
Ah ! La jolie fable de l’homme (ou de la femme) qui s’en va, solitaire, à la rencontre de la Nation... Des hommes, il y en a certes, et des femmes aussi, heureusement de plus en plus nombreuses. Mais l’histoire de leur candidature à l’élection présidentielle est d’abord celle des institutions, de la progressive inscription du trophée présidentiel au cœur de la vie politique, des partis qui la structurent, la divisent aussi, des instruments – communication, médias, sondages – qui la mettent en scène, toutes choses dont ils et elles sont les objets avant d’en être les sujets agissants.

2Voici donc une brève histoire de la Ve République sous la forme d’un name dropping de candidat(e)s à la présidentielle qui s’inscrit dans les concaténations d’un système politique qui les dépasse et les produit.

1965. Terra incognita
3Tout commence bien sûr en 1962. La France se dote pour la seconde fois de son histoire de l’élection au suffrage universel direct du président de la République. C’est peu dire que les partis politiques accueillent la nouveauté avec méfiance, voire perplexité. Le funeste précédent louis-napoléonien n’y est pas pour rien.

4Certains sentent cependant qu’un coup peut être joué. Différents groupes socioprofessionnels – les « forces vives de la Nation » – chaperonnés par des hauts fonctionnaires « modernisateurs » regroupés, pour beaucoup, au sein du Club Jean Moulin, ont décidé de se lancer dans la bataille de l’élection présidentielle. Non pas pour gagner, mais pour empêcher sa neutralisation par la candidature de personnalités de second rang – stratégie envisagée par

5Guy Mollet, le patron de la sfio – et pérenniser ainsi la pratique présidentialiste du nouveau régime où ils voient la promesse de réaliser leur projet d’une « démocratie économique ». Et voilà qu’en septembre 1963 entre en lice leur champion : Monsieur X, alias Gaston Defferre, le maire socialiste de Marseille. Le premier candidat à la première élection présidentielle de la Ve République prend de vitesse la sfio et le mrp, et s’essaie durant presque deux années à une recomposition des forces politiques à gauche, laissant de côté les communistes électoralement affaiblis mais surtout encore politiquement « infréquentables ». Il y voit un préalable à sa candidature alors que d’autres, mais plus tard, comprendront qu’une candidature présidentielle peut être un point de départ à une telle entreprise. Mais ni la sfio ni le mrp n’acceptent de se plier aux exigences de cette recomposition. La tentative de créer, en juin 1965, une fédération pouvant réunir socialistes et démocrates-chrétiens derrière le candidat Defferre sonne le glas de ce coup de force contre les appareils partisans. Privé de soutiens, Gaston Defferre ne peut alors que se retirer de la compétition. À six mois de la présidentielle – cela paraît stupéfiant vu d’aujourd’hui –, il n’y a plus de candidats crédibles à l’élection présidentielle.

6Dans cet espace politique vide, certains profitent de l’aubaine : l’avocat d’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, accompagné de son lieutenant Jean-Marie Le Pen, promène son chapiteau dans toute la France pour rameuter les nostalgiques de la France de Vichy et de l’Algérie française ; le sénateur Pierre Marcilhacy, candidat d’une droite libérale, inconnu du grand public, préconise une présidence arbitrale ; Marcel Barbu se présente comme le porte-parole des « chiens battus » et défend des causes alors peu audibles (référendum d’initiative populaire, création d’un ministère des Droits de l’homme, etc.).

7Pas de candidat chez les communistes, pas de candidat chez les radicaux et les centristes, pas de candidat chez les indépendants – dont la figure tutélaire, Antoine Pinay, vient de se retirer de la vie politique –, pas de candidat chez les socialistes – Guy Mollet y veille... Reste la figure de Pierre Mendès France. Mais ce dernier est hostile et au nouveau régime et à l’élection directe du président de la République. Alors, début septembre, surgit François Mitterrand, seul ou presque, à peine accompagné d’une poignée de fidèles regroupés dans une Convention des institutions républicaines. À défaut de faire consensus, sa candidature ne gêne personne à gauche. Il précise même qu’il ne négociera avec personne, et le voilà qui rafle la mise des soutiens radicaux, socialistes et... communistes. Le soutien du pcf à François Mitterrand est la goutte d’eau qui fait déborder le vase démocrate-chrétien. En octobre 1965, après un mois de réflexion, Jean Lecanuet, le président du mrp, se lance également dans la bataille.

8Pour cette première élection présidentielle, les commentateurs attendent bien sûr le général de Gaulle. En septembre, lors d’une conférence de presse, il a refusé de se prononcer. C’est fait le 4 octobre, au cours d’une allocution télévisée. Nous sommes à un mois et un jour du premier tour de l’élection. Fidèle à son personnage, mais aussi à la conception qu’il se fait de cette élection, c’est à une sorte de plébiscite qu’invite le général de Gaulle. « Moi ou le chaos », titrera la presse le lendemain.

9Les six candidats à la première élection présidentielle de la Ve République vont alors – comme les Français – aller de découverte en découverte : celle d’une campagne télévisée (en noir et blanc) où tous sont à égalité de temps d’antenne – mais à laquelle le général de Gaulle ne veut pas s’abaisser ; celle des sondages, qui indiquent assez vite la mise en ballottage du président sortant – au point que de Gaulle va finalement se décider à utiliser son temps de parole ; celle de la personnalisation de la vie politique. Au lendemain du second tour – et sans doute grâce à ce second tour –, chacun a compris qu’être candidat à l’élection présidentielle c’est avoir rendez-vous avec l’Histoire.

1969. L’apprentissage sans la figure du Commandeur
10Le 28 avril 1969, le général de Gaulle annonce sa démission. La deuxième élection présidentielle se déroule dans le tempo très bref que fixe la Constitution en cas de vacance de la présidence de la République.

11En dépit de la surprise, tout est déjà presque en place, acteurs et décor. L’élection de 1969 s’est en effet jouée pour partie au printemps et à l’été 1968. François Mitterrand s’est brûlé les ailes en annonçant sa candidature dans le feu des événements de Mai, et les appareils de la sfio et du parti radical en profitent pour torpiller la Fédération de la gauche démocrate et socialiste qu’il préside. Exit donc Mitterrand. Le Parti communiste, fortement bousculé par Mai 68, porte le fardeau de l’invasion estivale de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique. Il doit jouer en solo s’il veut exister, quitte à trouver un candidat – Jacques Duclos – dont la faconde, l’accent rocailleux du Sud-Ouest et le pedigree d’ancien combattant de Verdun et de résistant atténuent le curriculum de parfait stalinien. La sfio a traversé Mai 68 sans rien y comprendre, et n’a toujours pas assimilé l’enjeu de l’élection présidentielle. Plus occupée par le ripolinage de sa façade – elle deviendra « parti socialiste » en juillet 1969 –, elle se laisse imposer la candidature de Gaston Defferre, qui s’adjoint ensuite Pierre Mendès France pour une sorte de « ticket » incompréhensible et fort éloigné de « l’esprit » de la Ve République. Surtout, cette candidature n’occupe pas tout l’espace de la gauche non communiste. À sa gauche, le sémillant Michel Rocard, énarque au débit de mitraillette, mais bien dans l’air du temps soixante-huitard, est le candidat du psu, lequel est flanqué à sa gauche par l’improbable Alain Krivine, choisi par la lcr sans que l’intéressé n’ait eu son mot à dire, alors même qu’il vient d’être incorporé sous les drapeaux au sortir d’une peine de prison liée à son activité « révolutionnaire ». Ce qui vaudra d’ailleurs son heure de gloire (constitutionnelle) à un autre candidat, Louis Ducatel, entrepreneur en travaux publics aussi triste que Marcel Barbu pouvait être original, qui contestera (en vain) devant le Conseil constitutionnel la candidature du soldat Krivine. Mais c’est surtout au centre gauche, et y compris au sein de la sfio, que la candidature de Gaston Defferre ne mobilise pas. Les radicaux, comme bon nombre de socialistes en sous-main, et bien sûr des démocrates-chrétiens, soutiennent le centriste Alain Poher, président de la République par intérim, qui bénéficie du fiasco du référendum qui devait faire disparaître le Sénat dont il est le nouveau président. Si ce dernier hésite longuement – il ne se déclarera qu’à moins de trois semaines du premier tour –, les sondages emportent la décision en lui prédisant la victoire au second tour... À droite, bien sûr, Georges Pompidou a gagné, dans la tempête de Mai mais aussi dans le raz-de-marée gaulliste des législatives de juillet, ses galons d’héritier et de successeur, même s’il est mis brutalement en réserve de la République par le général de Gaulle. Il capitalise également le rôle central qu’il s’est octroyé lors des législatives de 1967 : pour la première fois dans l’histoire de la République, un chef de gouvernement est le chef d’une majorité parlementaire qu’il réussit à reconduire en la menant au combat électoral. Une majorité étonnement disciplinée au regard des pratiques antérieures : en dépit de dissensions entre les républicains indépendants et les gaullistes, l’unité de candidature est réalisée dans chaque circonscription. Au lendemain de la démission du général de Gaulle, en dépit des tergiversations de Valéry Giscard d’Estaing qui, faute d’être candidat, voudrait solliciter celle de son ancien mentor Antoine Pinay, Georges Pompidou reçoit le soutien des cadres giscardiens et rallie une partie des troupes du Centre démocrate créé par Jean Lecanuet, appliquant une partie de la martingale de l’élection présidentielle : au premier tour, on rassemble son camp.

1974. Au cœur de la Ve République bipolarisée
12Cette fois, c’est la mort du président en exercice... Encore une élection anticipée, encore une élection organisée dans la précipitation, mais peut-être la première « vraie » élection présidentielle de la Ve République. Tous ont compris que l’avenir politique se jouait là, et que la valeur du trophée présidentiel valait bien une restructuration de grande ampleur du système de partis et des alliances électorales.

13François Mitterrand s’est emparé en 1971 du nouveau Parti socialiste avec l’objectif d’unifier la gauche non communiste, de jouer pleinement le jeu de la présidentialisation du régime et d’adopter une stratégie d’union de la gauche avec les communistes. En 1972, c’est la signature d’un programme commun de gouvernement qui rassemble communistes, socialistes et radicaux « de gauche ». Cette nouvelle donne n’est pas sans effets à droite. C’est ainsi que le rapprochement entre la majorité pompidolienne et les centristes s’accélère, en 1972, à l’occasion du référendum sur l’élargissement des Communautés européennes.

14Lors des élections législatives de 1973, la discipline républicaine joue à plein à gauche. Socialistes et radicaux de gauche constituent une Union de la gauche démocrate et socialiste (ugds). L’ugds, le pcf et le psu concluent un accord de désistement automatique pour le second tour. La gauche obtient ainsi 46,6 % des suffrages, qui se répartissent de façon équilibrée entre le pc (21,55 %) et l’ugds (21,3 %). La droite aussi part aux élections de façon ordonnée. La majorité se rassemble dans une « Union des républicains de progrès pour le soutien au président de la République », qui présente un candidat unique dans 405 des 473 circonscriptions sur la base d’un programme présenté par le Premier ministre, Pierre Messmer. La majorité retrouve son niveau de 1967 au premier tour (37 %), et ne doit sa victoire qu’aux 13,25 % des électeurs du centre « d’opposition » qui, cette fois, basculent du côté de la majorité, à l’appel de Jean Lecanuet qui veut faire barrage à la coalition socialo-communiste. Le rapprochement entre la majorité pompidolienne et le centre est scellé.

15Nous sommes là dans une configuration qui s’est clairement bipolarisée. Cette bipolarisation va-t-elle résister à l’élection présidentielle imprévue ? À gauche, la solidité de l’union se vérifie tout de suite. Le Parti communiste renonce à présenter un candidat, sans doute pour empêcher François Mitterrand de se « recentrer ». L’ensemble des partis de gauche, mais aussi des syndicats ouvriers (cgt et cfdt), appelle à la candidature de François Mitterrand. À droite, en revanche, la bataille de succession est féroce, alors même que le parti gaulliste est déjà secoué par de fortes divisions qui opposent barons du gaullisme et « pompidoliens », mais aussi conservateurs et progressistes. Après bien des épisodes, retournements de veste, « trahisons » (celle du ministre de l’Intérieur gaulliste Jacques Chirac au profit de Valéry Giscard d’Estaing sera la plus spectaculaire), vraies-fausses candidatures (Edgar Faure, Pierre Messmer, Christian Fouchet), deux candidats principaux restent en lice : Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing.

16Trois candidats pour gagner : un à gauche, deux à droite. Mais aussi neuf candidats pour... s’exprimer (deux candidats supplémentaires ont été invalidés par le Conseil constitutionnel : l’un n’était pas éligible, l’autre n’avait pas recueilli suffisamment de parrainages). Pour la première fois se vérifie la « règle » de la proportionnalisation de l’élection présidentielle. Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas ici d’exception française. Comme le montre l’analyse politique comparée [1]
[1]
Matthew S. Suhugart, John M. Carey, Presidents and Assemblies :…, une élection nationale majoritaire à deux tours finit toujours, pour reprendre la jolie expression d’Olivier Duhamel, par transformer le premier tour en « forum proportionnel » [2]
[2]
Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles (Seuil, 2008) que….

17Certains candidats-figurants ne laisseront pas de traces dans les mémoires. C’est le cas de l’avocat Jean-Claude Sebag, soutenu par le Mouvement fédéraliste européen, du professeur de droit Guy Héraud qui défend un socialisme autogestionnaire, du socialiste anticommuniste Émile Muller, ou encore de Bertrand Renouvin, le plus original, à la fois royaliste, gauchiste et gaulliste. Jean Royer marquera un peu plus les esprits en menant une campagne de défense de l’ordre moral, fustigeant la pornographie, et dont la publicité est assurée par le harcèlement constant de militants libertaires. L’agronome René Dumont inaugure une longue série de candidatures écologistes, et le candidat au pull rouge et au verre d’eau entrera ainsi au panthéon de l’écologie politique pour les générations futures. Alain Krivine est désormais flanqué d’une nouvelle candidate des « travailleuses, travailleurs », Arlette Laguiller, la plus célèbre employée du Crédit Lyonnais, qui inaugure le mano a mano présidentiel des familles trotskystes, lcr vs lo. Enfin Jean-Marie Le Pen commence ici aussi sa longue aventure de candidat à la présidentielle.

1981. Le produit du quadrille bipolaire
18On connaît l’image du « quadrille bipolaire » utilisée pour décrire l’aggiornamento du paysage partisan au cours des années 1970, dont l’expression électorale la plus aboutie a été donnée par les législatives de 1978. La quatrième présidentielle en est le produit : un système de partis bipolarisé – le centre a disparu – avec une compétition féroce pour le leadership au sein de chaque pôle, qui se donne à voir aussi comme une guerre des chefs. La guerre des droites est brutale, elle se joue quotidiennement au Parlement à partir de la démission de Jacques Chirac de son poste de Premier ministre, oblige à des restructurations partisanes (le rpr succède à l’udr en 1976 pour servir la carrière de son président, l’udf fédère les soutiens de VGE à partir de 1978), se rejoue à chaque scrutin (en emportant Paris lors des municipales de 1977, Jacques Chirac gagne une manche importante, mais perd sévèrement lors des européennes de 1979 face à la liste conduite par Simone Veil). À gauche, la division n’est pas moindre. L’union de la gauche s’est avérée une stratégie électoralement payante (« belle défaite » de 1974, succès des cantonales et des municipales qui suivent). Mais le renforcement du Parti socialiste qui, depuis les « assises du socialisme » en octobre 1974, rallie à lui des anciens du psu (comme Michel Rocard), beaucoup de militants issus de mouvements chrétiens de gauche (comme Jacques Delors), et fait jeu égal avec les communistes dans l’électorat ouvrier, inquiète justement le Parti communiste. L’actualisation du programme commun de 1972 conduit à la rupture de l’union de la gauche en septembre 1977. Pour la première fois, lors des législatives de 1978, le ps devance le pc, accentuant les préventions de ce dernier. On sait alors qu’il y aura quatre candidats lors de l’élection présidentielle de 1981, un pour chacune des formations du « quadrille » : Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Georges Marchais et... La seule incertitude vient du Parti socialiste. Au lendemain des législatives, Michel Rocard est devenu le favori des sondages. Mais, au début des années 1980, le verdict sondagier peut être encore contrecarré par la maîtrise de l’appareil partisan. François Mitterrand s’y emploie et obtient une nette victoire contre le tandem Rocard-Mauroy lors du congrès de Metz d’avril 1979. Michel Rocard ne renonce pas pour autant. Il annonce sa candidature en octobre 1980 tout en précisant qu’il pourrait reconsidérer sa position si... François Mitterrand était candidat. Moins d’un mois plus tard, ce dernier est officiellement candidat. La messe est dite.

19Avec la loi organique de juin 1976, les conditions de la candidature à la présidentielle ont été durcies : il faut dorénavant 500 parrainages (contre 100 auparavant), émanant d’au moins 30 départements (contre 10) sans qu’un dixième d’entre eux provienne du même, et ces parrainages sont désormais publics (ce qui renforce le contrôle des partis sur les candidatures). Mais cela n’empêche pas la floraison de candidatures : 57. Certains ne font qu’un petit tour avant de renoncer. C’est le cas de Coluche, éphémère candidat pourtant crédité de 12,5 % des intentions de vote fin 1980. D’autres durent plus longtemps, comme l’ancien ministre des Affaires étrangères pompidolien Michel Jobert, qui finira par soutenir Mitterrand, ou encore l’ancien député exclu du pcf qui n’est pas encore devenu islamiste-négationniste Roger Garaudy, ou encore l’associatif multi-casquettes Jean-Claude Delarue. Des anciens candidats à la présidentielle se heurtent également à la contrainte des 500 parrainages, comme Alain Krivine ou Jean-Marie Le Pen. Mais d’autres passent entre les mailles du filet : l’ancien Premier ministre Michel Debré et l’ancienne conseillère pompidolo-chiraquienne Marie-France Garraud pour la droite ; Huguette Bouchardeau pour le psu et Michel Crépeau pour les radicaux de gauche. Arlette Laguiller est seule à représenter les familles trotskystes, tandis que Brice Lalonde est cette fois le porte-parole des écologistes. Conséquence de cet éparpillement, pour la première fois les deux candidats arrivés en tête au premier tour ne totaliseront pas à eux deux 50 % des électeurs inscrits (de Gaulle et Mitterrand avaient rassemblé 64 % du corps électoral en 1965).

1988. Sans surprises
20La première élection consécutive à une cohabitation en porte la trace. Deux candidats naturels, sans suspense : le président de la République et le Premier ministre sortants dont la lutte feutrée accapare depuis 1986 toute l’attention des médias. Elle porte aussi la trace de la fin du « quadrille bipolaire ». Le pc dont le déclin électoral s’accentue d’élection en élection a délégué André Lajoinie pour faire acte de présence, concurrencé par un ancien communiste, Pierre Juquin, qui reçoit le soutien hétéroclite de la lcr et du psu ; Arlette Laguiller poursuit son show bien rodé, à peine troublée par un nouveau venu trotskyste, Pierre Boussel du Mouvement pour un parti des travailleurs. L’environnementaliste André Waechter représente le nouveau parti Vert, créé en 1984, sur une ligne ni gauche ni droite. Raymond Barre porte les espoirs de ce qui reste de giscardisme, paraît même pouvoir l’emporter à droite jusqu’au début de la campagne, mais souffre de l’éclatement de l’udf, des réticences du Parti républicain de François Léotard et du silence assourdissant de Valéry Giscard d’Estaing. Cette fois Jean-Marie Le Pen a réussi à être candidat. Aux européennes de 1984, le Front national a fait presque jeu égal avec la liste du Parti communiste, en 1986 il a obtenu 35 députés grâce au scrutin à la proportionnelle. Premier entré en campagne, débarrassé du bandeau noir qui lui masquait un œil, il est maintenant dans la cour des grands. Pour longtemps...

1995. La guerre des chefs
21La réélection de François Mitterrand a ouvert une période erratique de la vie politique. Pensée comme le pivot structurant et stabilisant de la Ve République, l’élection présidentielle ne semble plus jouer son rôle face à ce qui se donne à voir comme une série de dérèglements du jeu politique. Pis, elle pourrait les aggraver.

22La dynamique de la présidentielle de 1988 a été insuffisante pour assurer à François Mitterrand une majorité autre que relative lors des législatives anticipées qui suivent. Le parti présidentiel se déchire au congrès de Rennes de 1990, incapable de régler la question du leadership post-mitterrandien, avec à la clef bien sûr une future candidature à l’Élysée. La ratification référendaire du traité de Maastricht, en 1992, aggrave les divisions à gauche, même si elle bouleverse tout autant la droite. La sévère défaite socialiste aux législatives de 1993 ouvre de nouveau une période de cohabitation. Michel Rocard s’empare du ps pour buter sur l’obstacle des européennes en 1994, où la liste qu’il conduit peine à devancer celle de... Bernard Tapie. Dernier petit tour de piste de l’éternel rival de François Mitterrand, et nouvel épisode de la valse des premiers secrétaires du ps (ils seront quatre à se succéder de 1988 à 1995 : Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Michel Rocard, Henri Emmanuelli), potentiels candidats à la fonction suprême, sans compter quelques outsiders toujours à l’affût comme Jack Lang et, déjà, Ségolène Royal. Lors du congrès de Liévin, le ps a modifié la procédure de désignation de son candidat ; désormais il doit être élu directement par les adhérents. Nul ne pense l’utiliser puisque les socialistes se sont trouvé un candidat providentiel, venu de Bruxelles, assuré par les sondages d’une éclatante victoire : Jacques Delors. Un candidat qui pourrait permettre au Parti socialiste de trouver au centre droit les voix que ne rapporte plus, sur son flanc gauche, le Parti communiste. Mais Delors renonce et le mécanisme de Liévin s’avère providentiel. Jospin l’emporte sur le premier secrétaire en fonction, Henri Emmanuelli. Contre la logique de l’appareil, ce sont les militants qui auront eu le dernier mot. La leçon sera retenue.

23À droite, l’accalmie est de courte durée. Et quand le conflit va naître ce sera au sein d’une fratrie et non pas entre cousins plus ou moins éloignés. Jacques Chirac, qui a renoncé à Matignon, se fait doubler par son « ami de trente ans » Édouard Balladur. C’est la guerre au sommet au rpr – avec la violence extrême des histoires de famille –, une histoire d’hommes qui est grosse d’une recomposition partisane tant le conflit déstructure plus encore l’udf par capillarité, alors même que Valéry Giscard d’Estaing, de retour, essaie en vain d’y imposer son autorité. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, soutien d’Édouard Balladur, propose sans succès en septembre 1994 un système de primaires à droite. Arc-bouté sur son pré carré partisan, le candidat Jacques Chirac défie l’élu des sondages. Parti politique contre sondages, cet ingrédient-là de la compétition présidentielle au moins reste stable.

24Tout comme le cortège des seconds couteaux qui jouent les figurants. Cette fois, ils sont six : Arlette Laguiller que l’on ne présente plus à sa quatrième participation, Robert Hue le sympathique nouveau patron « rénovateur » du Parti communiste, Dominique Voynet qui commence à consolider l’ancrage à gauche des Verts, l’ex sous-préfet organisateur de spectacles et vicomte Philippe de Villiers, l’inconnu Jacques Cheminade et le persévérant Jean-Marie Le Pen, qui n’inquiète toujours pas outre mesure.

2002. Au risque de l’émiettement
25Le résultat du premier tour de l’élection de 2002 en a écrasé la perspective et a fourni un nouveau concept au commentaire politologique, « le risque d’un 21 Avril ». Mais la première source d’étonnement est en amont : la capacité de Jacques Chirac à imposer sa candidature en dépit d’une série de revers jamais égalés. C’est bien sûr la dissolution ratée de 1997 qui conduit à la troisième cohabitation, mais c’est aussi l’échec du parti du président aux européennes de 1999 (la liste conduite par Nicolas Sarkozy se fait doubler par celle de Charles Pasqua et de Philippe de Villiers, et peine à dépasser celle de François Bayrou), son incapacité à contrôler le rpr (Michèle Alliot-Marie en est élue présidente contre le candidat de l’Élysée) et, ô combien symbolique, la perte de la mairie de Paris en 2001. Chirac, sans véritable rival à droite, une droite démembrée et exsangue... Les centristes (François Bayrou), les libéraux (Alain Madelin), les catholiques « sociaux » (Christine Boutin), les écologistes – de droite (Corinne Lepage) et même les chasseurs (Jean Saint-Josse) barbotent dans le grand bain présidentiel, mais ne forment qu’une cohorte de figurants sans grand relief.

26À gauche, l’étonnement est presque inverse : l’incapacité de l’homme fort, patron du pouvoir gouvernant depuis cinq ans, Lionel Jospin, à rassembler son camp, voire à se revendiquer de sa propre famille politique. « Le projet que je propose n’est pas socialiste », n’hésite pas à proclamer le Premier ministre socialiste adoubé par un congrès extraordinaire de son parti à la majorité écrasante de 99 % des suffrages... Laissons de côté l’étonnante fécondité présidentielle des familles trotskystes. Cette fois ils sont trois candidats, la doyenne Arlette Laguiller, bien sûr, Olivier Besancenot qui donne un coup de jeune altermondialiste à la lcr, et le mystérieux Daniel Gluckstein pour le micro-Parti des travailleurs. C’est du sein même de la gauche dite plurielle que vient la surprise, ou la démonstration de l’attraction irrésistible de la présidentielle. Ils sont tous sur la ligne de départ : Robert Hue pour le pc, Jean-Pierre Chevènement pour le mrc, Christiane Taubira pour le prg et Noël Mamère pour les Verts (après avoir éliminé Alain Lipietz pourtant désigné par une primaire interne). Entre un candidat socialiste qui n’est pas socialiste et ses amis de gouvernement qui n’existent qu’en le critiquant, la surprise était annoncée.

27L’émiettement... Même Jean-Marie Le Pen est flanqué du félon Bruno Mégret. L’élection présidentielle ne structure plus le paysage politique, elle le démantèle.

2007. Bis repetita (on ne reprend pas toujours les mêmes, mais on recommence)
28Les principaux challengers sont différents, beaucoup plus jeunes, nouveaux même si anciens dans la vie politique. Pour le reste, rien ne change. L’élection présidentielle semble être définitivement devenue un forum proportionnel, alors même que le 21 Avril hante tous les esprits. Les deux habitués trotskystes, Arlette Laguiller et Olivier Besancenot sont accompagnés cette fois par Gérard Schivardi du Parti des travailleurs qui se présente curieusement (et illégalement) comme le « candidat des maires ». À gauche, les « nonistes » au référendum sur la Constitution européenne de 2005 ont bien essayé de partir unis à la bataille, en vain. Marie-George Buffet représentera le Parti communiste mais n’empêchera pas la candidature de l’altermondialiste José Bové, cornaqué par une directrice de campagne écologiste. Il y a d’ailleurs pléthore de candidats potentiels chez les écologistes. Nicolas Hulot renonce au bénéfice de la signature de son pacte écologique, Antoine Waechter et Corinne Lepage faute d’obtenir les 500 parrainages. Dominique Voynet pour les Verts représentera donc seule cette mouvance. Le chasseur de service est bien là en la personne de Frédéric Nihous, tout comme la France éternelle et europhobe incarnée par Philippe de Villiers. Jean-Marie Le Pen ne peut pas ne pas être là, bien sûr. François Bayrou récidive, renonce heureusement à faire campagne à bord d’un bus au colza comme en 2002, et cherche à faire valoir sa prétention à être le principal opposant à « l’État-ump » – lui qui a perdu l’essentiel de ses troupes lors de l’opa du rpr sur l’udf au lendemain de la précédente présidentielle. C’est le candidat vedette des sondages, qui ne passe pas le premier tour mais est vainqueur au second... Nicolas Sarkozy a joué la carte maîtresse, celle de la conquête du parti, contre celle du prestige, Matignon, qu’il n’a d’ailleurs jamais eue en main. La chance – notamment le crash politique de Dominique de Villepin dans l’affaire du cpe – a fait le reste pour qu’il s’impose à droite. Ségolène Royal a réussi à allier le contournement partisan – médiatique, sondagier, organisationnel (avec son association Désirs d’avenir) – et le soutien majoritaire des cadres de l’appareil socialiste et des nouveaux adhérents à vingt euros pour imposer sa candidature face à Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn.

29La seule nouveauté, et elle est de taille, tient en un mot : « primaires ». Encore raillée en 2006, quand elle faisait l’objet d’une proposition de loi déposée par les radicaux, voilà que la procédure des primaires – devant les adhérents, les sympathisants, demain le « peuple de gauche » (ou de « droite », qui sait) ? – est considérée comme le remède miracle à la maladie devenue chronique de la Ve République : candidater à la présidentielle. On peut en douter.
Notes
[1]
Matthew S. Suhugart, John M. Carey, Presidents and Assemblies : Constitutionnal Design and Electoral Dynamics, New York, Cambridge University Press, 1992 ; et Juan J. Linz, Arturo Valenzuela (éd.), The Failure of Presidential Democracy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994.
[2]
Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles (Seuil, 2008) que l’on peut compléter par Michel Winock, L’Élection présidentielle en France, 1958-2007 (Perrin, 2e éd., 2008).
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2011
BASTIEN François@ wikipedia